On croit partir pour une histoire de bateaux et on vit une histoire d’hommes. Le 14 juin 2022 à l’aube. Beau temps, mer belle à la sortie de L’Herbaudière, à Noirmoutier (Vendée). Nous partons pour Arcachon (Gironde), où a été construit, au Chantier Naval Couach, le futur navire de la station. Ce NSH1 (navire de sauvetage hauturier de type 1) est le premier de la nouvelle flotte de la SNSM.
Voyage symbolique et procédure exceptionnelle pour aller chercher un navire très attendu par tous. Dans trois jours, nous reviendrons à deux bateaux. Le niveau sonore dans la timonerie du vieux SNS 068 Georges Clémenceau II réveille autant que le café. D’abord le bruit des deux moteurs diesel Iveco de 400 ch, qui vont tourner à plein régime pendant neuf heures malgré leurs trente mille heures de service. Le canot tous temps fait partie des moyens qui ont dépassé les 30 ans et qu’il faut remplacer.
Deuxième couche sonore, les interpellations et rigolades des neuf sauveteurs qui ont bien voulu nous accueillir. Elles ne cesseront pas, émaillées de patois de Noirmoutier. Il ne manque que Brassens et Les copains d’abord : Noël, Jean-Pierre, Didier, Benjamin, Jean-Louis, Jean-Philippe, Denis, Jérémy et Patrick. « On n’a pas souvent l’occasion de naviguer longtemps tous ensemble », souligne Noël, le président de la station, pour expliquer leur évident bonheur. « Tous », aujourd’hui, c’est le président, le patron titulaire et la plus grande partie des patrons suppléants. Restent à la station tous les autres bénévoles embarqués, indispensables, qui complètent l’équipage 365 jours par an, 24 heures sur 24. Au-delà de la tradition de solidarité des gens de mer qui fait risquer sa vie pour les autres, c’est l’amitié qui soude les sauveteurs dans la « famille orange ». Ils nous le disent souvent. Pendant quatre jours, nous la vivons avec eux.
Les sirènes qui se répondent prennent aux tripes
À l’arrivée devant les passes d’Arcachon, le canot tous temps de Lège-Cap-Ferret nous accompagne pour entrer. Dans trois jours, lorsque les deux bateaux repartiront – « le papa et l’enfant », comme dit Noël –, des bénévoles se seront levés à l’aube pour faire des photos ou brandir un drapeau SNSM. Nous serons salués en pleine mer par le canot de sauvetage et le semi-rigide de la station de La Cotinière, sur la côte ouest de l’île d’Oléron, puis par les embarcations de Port Joinville, à l’île d’Yeu, et la vedette de Fromentine. Les sirènes se répondant prendront aux tripes. La famille orange partagera sa joie de voir enfin ce nouveau NSH1 rejoindre son port d’attache.
À proximité d’Arcachon, le NSH1, que l’équipage de Noirmoutier attend depuis de nombreux mois, est venu nous accueillir. Il porte déjà le nom de l’ancien patron, Gustave Gendron, qui a formé notamment Noël, Jean-Pierre – le patron titulaire –, Didier – ancien patron titulaire… Les relèves de bateaux s’accompagnent de relèves de générations. Trois des neuf qui sont à bord les incarnent. Les anciens en sont fiers. Benjamin est un jeune capitaine de remorqueur ; Jérémy commande un des bateaux qui desservent le champ d’éoliennes de Saint-Nazaire ; Jean-Philippe, qui navigue sur les grandes dragues du port autonome de Saint-Nazaire, sera bientôt un jeune retraité et encore plus disponible. Benjamin, dit « Ben », est déjà considéré comme le futur patron titulaire.
L’équipage de L’Herbaudière va encore vivre trois mois d’essais avec les équipes de la SNSM, en présence de techniciens du Chantier Naval Couach qui l’accompagnent pour le retour. Il aura tout le temps de parfaire sa prise en main. Noël et ses copains sont fiers de la responsabilité qu’ils prennent vis-à-vis des autres stations et des sauveteurs en participant à la mise au point de la série.
« Heureusement que les jeunes sont là », répète Jean-Pierre, lui qui se souvient qu’il y a trente ans, à la réception du Georges Clémenceau, « les anciens ne comprenaient rien ». Pendant ce temps, Ben et Jérémy explorent comme s’ils étaient chez eux la multitude d’appareils, de boutons et de cadrans de la timonerie. Le patron est rasséréné une fois que le tour, bien concret, des coupe-circuits et autres éléments sensibles a été effectué. Comme tous les anciens, il est effaré par les alarmes qui se déclenchent sur ce moyen moderne. « Il faudra bien dire aux équipiers de ne pas toucher à tout », répète-t-il.
Pendant les deux jours de prise en main, les premières navigations sont autant d’occasions de s’approprier ce bateau. La remorque a été roulée dans le « mauvais sens » sur le touret. Tout l’équipage s’y met. Il manque une pièce pour tester la motopompe stockée sur le pont arrière. Les copains de Noirmoutier trouvent le raccord providentiel sur « le Georges ». Patrick, le mécano qui note toutes les imperfections avec un œil de lynx, n’y tient plus. Il s’empare des outils avec Étienne, le formateur, pour raccorder et faire cracher cette satanée pompe qui ne veut pas s’amorcer.
Au retour vers Noirmoutier, sur le Gustave Gendron, l’ambiance sonore a bien changé. La bande est répartie entre les deux embarcations. L’inspecteur de zone et les techniciens du Chantier Naval Couach sont à bord. Mais, surtout, si l’on ferme la porte de la timonerie, on est dans le silence d’une première classe de TGV. L’insonorisation est impressionnante. Les six fauteuils suspendus aideront à encaisser le gros temps en limitant les accélérations verticales et les chocs. Les commandes assistées ne demandent pas d’effort. « Il est doux », apprécie l’un des sauveteurs. Seules les alarmes troublent trop souvent cette quiétude.
« Poussez-vous de là, que je vois bien l’arrière »
À l’approche de Noirmoutier, Jean-Pierre ne lâche plus la barre. Il le dit depuis trois jours : « C’est moi qui rentrerai le nouveau bateau, j’y tiens. » Ben propose de « réviser la procédure ». Grommellement. « Poussez-vous de là, que je vois bien l’arrière. » La place n’est pas évidente à prendre devant un gros bateau déjà amarré au ponton. Heureusement, pas de vent. Jean-Pierre opère un demi-tour impeccable et positionne le bateau en une seule manœuvre devant la petite foule qui l’attend. Il surgit de la timonerie et détend l’atmosphère à sa manière : « C’est pas bientôt fini, cet amarrage ? » Quelques instants après, Gustave Gendron – l’ancien patron – est installé sur le siège de barreur et contemple, ébahi, tous les écrans dont disposent ses successeurs sur le bateau qui porte son nom.
Le premier d’une grande armada
Le Gustave Gendron est le premier des NSH1, les plus grands navires de la nouvelle flotte de la SNSM. Ce programme de renouvellement de près de 140 bateaux de sauvetage sur une période de 10 ans pour un montant avoisinant les 100 millions d’euros est possible grâce à toutes les bonnes volontés financières, dont les 200 000 donateurs privés. Les sauveteurs en ont profité pour tout remettre à plat et simplifier la gamme : six modèles seulement du grand NSH1 de 17,4 mètres jusqu’aux jet-ski et petits pneumatiques des nageurs sauveteurs. Conçus dans leurs grandes lignes par l’architecte Frédéric Neuman et ses associés, ils ont été précisés dans tous les détails par le bureau d’études du chantier Couach en coordination avec des utilisateurs. Ils sont plus modernes, plus performants, plus sûrs pour les sauveteurs et plus écologiques aussi. L’électronique est partout. Devant le barreur et le navigateur, deux écrans qu’ils peuvent organiser à leur guise regroupent tous les renseignements importants.
Durant l’été, tous les équipements du bateau ont été éprouvés par l’équipe des essais technique opérationnels (ETO) des sauveteurs. Ses observations permettront de modifier certains éléments avant le démarrage de la production en série. Le bateau est globalement excellent, mais les nervures de l’étrave vont être revues pour que le pont soit moins mouillé à pleine vitesse et pleine charge. Le rangement de l’annexe gonflable sous la plage arrière va être amélioré. L’écope, dispositif innovant qui descend à l’arrière pour récupérer naufragés et plongeurs, ira un peu plus bas sous l’eau et tout le circuit de la remorque sur la plage arrière va être modifié pour plus de sécurité. Fin août, il ne manquait que le mauvais temps pour finaliser les essais, expliquait Sylvain Moynault, l’inspecteur responsable des ETO.
Article rédigé par la rédaction, diffusé dans le magazine Sauvetage n°161 (3ème trimestre 2022)